Dans son livre « Comment réenchanter le monde », Serge Latouche part de l’opposition entre croissance et décroissance économique, pour montrer comment l’encyclique Caritas in Veritate irait dans la direction de la croissance alors que Laudato Si’ ferait une rupture et s’attacherait davantage à la décroissance. Il faut beaucoup de citations et beaucoup de soubresauts dialectiques pour présenter la prétendue rupture que l’auteur ne juge d’ailleurs que partielle. Car à lire Latouche le pape François ne va pas assez loin, c’est-à-dire pas assez dans sa direction à lui. Il doit constater que malgré la référence à saint François d’Assise le pape au nom de François « reste très jésuite » : s’il veut bien « accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde », il ajoute aussitôt qu’il s’agit « simplement de redéfinir le progrès » et le développement. Le radicalisme pontifical en rupture avec les thèses classiques de la pensée sociale de l’Eglsie ne serait donc en fait qu’un radicalisme à responsabilité limitée. Et Latouche de conclure : Si la révolution du pape François ne suffit pas à « renverser le cours de l’histoire et inverser la marche de la civilisation occidentale vers l’effondrement », elle a pourtant le mérite de conforter « tous ceux qui s’efforcent de construire un futur soutenable avant ou après l’apocalypse ». Alors qu’en est-il de cette théorie de la décroissance latouchienne, et deviendra-t-elle vraiment la nouvelle religion des temps à venir ? Economiste et philosophe, Latouche veut opposer à l’économie de la croissance et du profit, une économie de la décroissance. Celle-ci pourrait bien être mise en relation avec le sacré afin de réenchanter un monde qu’une économie capitaliste de la croissance et du profit aurait désenchanté. Car si la croissance occidentale avait réussi à trouver des adeptes à la foi dans l’économie et avait réussi à sacraliser celle-ci par une espèce de religion de l’argent, la faillite du rêve occidental a fini par ouvrir la voie à une désacralisation massive de l’économie. On a même vu se développer une « théologie de la décroissance », dont le pape François serait un faible adepte, mais un adepte quand même. A cette théologie, il faudrait encore une spiritualité qui l’accompagne. « Nous convenons volontiers – écrit Latouche – qu’il faut réenchanter le monde et ajouter des ingrédients de nature spirituelle aux arguties philosophiques et scientifiques. » Spiritualité nécessaire pour le projet de la décroissance, mais religion ? L’idéologie religieuse, qu’elle soit catholique ou autre, serait certes capable de donner sens, mais elle sacrifierait l’autonomie de l’homme. Donc il nous faudrait autre chose qu’une religion classique : pas de transcendance divine et éternelle, mais une voie vers la transcendance immanente. « Oui ! Il faut sacraliser la nature, comme il faut sanctuariser les rares espaces « vierges » que nous n’avons pas encore souillés. » Le panthéisme d’un Spinoza, le cosmothéandrisme d’un Panikkar, le cosmopoétisme de David Henry Thoreau et l’écoanthropocentrisme d’un décroissant athée semblent à Latouche pouvoir donner suite au projet de réenchantement dont notre monde aurait besoin suite au désenchantement provoqué par l’économie de croissance. *A lire ces thèses, élaborés sur fond de pensée laïque, un catholique ne peut être que perplexe. Se référant aux éternels classiques en matière de sociologie religieuse, les Mauss, Weber, Marx…, Serge Latouche se sert de leurs outils conceptuels, mais n’arrive pas à intégrer dans son cadre d’interprétation la révélation. Or celle-ci est fondamentale pour la religion chrétienne. Cette incapacité de parler de Dieu et de la révélation biblique constitue un grave handicap qui empêche Latouche non seulement de comprendre la véritable visée des encycliques pontificales, mais aussi de collaborer à une solution viable des problèmes économiques de notre monde désordonné. L’ancienne thèse moderne que Dieu serait la mort de la liberté humaine reste le dogme fondateur d’une théorie peu opérationnelle pour comprendre la marche de l’humanité. Car ce n’est pas Dieu qui est la mort de la liberté humaine, mais c’est au contraire la « mort de Dieu » qui entraine la « mort de l’homme ». Vouloir faire disparaître Dieu de l’espace public pour organiser la vie comme si Dieu n’existait pas, c’est détruire la seule garantie pour l’autonomie de l’homme : son statut de création à l’image de Dieu, fondement de toute véritable liberté.Sans cette vérité de foi catholique, la décroissance que Latouche oppose au désir de croissance économique afin de sauver le monde et son humanité ne semble être qu’une idéologie douteuse en rien comparable aux riches développements de la pensée sociale de l’Eglise des papes Benoît et François. *Faire de la décroissance un sacré, ne nous semble donc pas être le bon chemin pour réenchanter le monde. Et la question se pose, pourquoi le réenchanter ? N’est-il pas depuis toujours la créature qui reflète son Créateur ?
P. Jean-Jacques Flammang scj